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La valse aux adieux
21 août 2016

L'été de mes vingt ans

C'était l'été de mes vingt ans
les choses avaient changé
On m'appelait 'Madame'
Mon corps était formé
- des hanches raisonnables, des seins lourds
agréables
au toucher
Sur mes jambes pleines, l'air breton
(Au dessus de ma tête, les parapentes valsaient
tendrement)


Ils m'avaient surnommés 'La dame du lave-vaisselle'
Pour la raison suivante : je faisais la vaisselle
Mes mains étaient sèches, mes genoux abîmés car
Mille fois j'avais porté dans son antre béante
Les assiettes salies et les couverts tâchés
De haut en bas, je refermais la porte
Et écoutais la valse douce de la plonge dansante.
La journée se déroulait comme suit :
Débarrasser le petit déjeuner
Essuyer les tables au chiffon vert prévu à cet effet
A la suite de quoi il fallait sur celles-ci
Placer adroitement les chaises nettoyées
Dans le but de pouvoir, et avec précision
Passer le balai, laver les sols
( telle Cendrillon )
Encore un peu de plonge, à cet instant
Celle du cuisinier, apportant dans ses bras
Saladiers, couteaux et plats
Couverts de diverses tâches et de beaucoup de gras.
Il fallait ensuite remettre les chaises perchées par terre
(elles n'aimaient pas beaucoup avoir la tête en l'air)
Et puis mettre la table – quarante assiettes, autant de verres, neuf carafes, quatre-vingt couverts, six panières à pain, deux plateaux de fromages, trois saladiers de fruits
Venaient ensuite le bruit
Les enfants courants, le bruit des assiettes désempilées, l'eau qui tombe du pichet, les couverts qui se croisent, 'tiens, moi je n'ai pas de fourchette'
A moi alors de courir, d'apporter la fourchette
Et puis, servir le repas
Entrée
Plat
Dessert
Au milieu desquels le doute plane – est-ce le bon moment pour apporter le poulet ? N'est-ce pas trop précipité ?
Les jeunes d'aujourd'hui ont en cela un avantage –
Dès qu'ils ont terminé, ils sont sur leurs portables
Me donnant ainsi le feu vert, coup de sifflet salutaire
Il est tant de partir amener le dessert
Il faudra ensuite jeter les restes, il y en a tant
Mettre à la poubelle purée et fromage blanc
Et de nouveau remplir la grotte, le monstre d'acier qui me sert d'amie
Je l'ai surnommé Berthe
(il m'est difficile de savoir si elle apprécie)
Le soir, recommencer
Assiettes, couverts, serviettes en papiers
La ronde danse mystique des joyeux saladiers
Serpillière et balai
Poubelles, chiffon vert, petit-déjeuner

On me félicita personnellement
Pour ma motivation, mon investissement et mon sourire
( hésitant il est vrai à me faire fabriquer à cette occasion
une médaille d'or en carton – pour rire)
J'étais donc la Dame du Lave-Vaisselle
Pour un été au moins

Ce fut aussi l'été où mon chat se mourrait
(dix-sept ans! pour un chat ! Il fallait bien que ça arrive)
Ma mère eut cinquante ans, et reçut un piano
Pour apprendre à poser ses doigts mi-centenaires
Avec délicatesse sur les touches blanches et noires
Ce jour là, elle ne but que peu d'eau
Et ne reposa pas son verre
(Il fallait le voir pour le croire)

Cet été, celui que j'avais arrêté d'aimer
Me tenait dans ses bras
Et c'était douloureux et tendre
J'avais, dans mon cou
La marque périssable
De ses doigts de soie
Et de sa bouche de sable
Et je me demandais souvent s'il était nécessaire de savoir dire adieu

Je pris l'avion, le train, la voiture et le bus
Et mis derrière moi mes villes préférées
(l'ensoleillée Toulouse, la pluvieuse Glasgow)
Pour partir m'enfoncer dans les Cotes d'Armor
Où la mer est si belle, si triste, si sauvage
Où un soir de juin, j'eus le souffle coupé
Devant le ciel si rouge, les falaises si sages
(Ronds galets, mystérieux rochers, mouettes criardes et sable mouillé)

APPARTE : ( De tous les moyens de transports
C'est le train que je préfère
Le temps se dévore
A une allure mortelle
Les paysages défilent, suivant une route tracée au préalable à l'aide de grandes rails
Les gens montent et descendent
Ni particulièrement laids
Ni spécialement beaux
Certains dans l'angoisse du contrôleur (mon père me disait qu'avant, celui-ci n'avait qu'un poinçon pour composter et un carnet pour noter
dorénavant, il a tout un arsenal, et il devient de plus en plus difficile d'échapper à l'amende fatale)
C'est pourtant ce que j'aime dans le train
La possibilité de tricher
D'échapper une fois, dix fois ou cent au prix d'un billet
Ce n'est pas que j'aime particulièrement le risque
Mais j'aime les possibilités
Les opportunités
Les moments d'entre-deux
(Les révoltes faiblardes
Et les révolutions ratées
Sont celles que je préfère
de loin – on n'en saura jamais la fin)
Un dernier mot sur les trains : ils s'arrêtent partout, et les noms sont si doux
Saint-Cyr Lapopie, Saint Sulpice Les Feuilles, Valence-Le Valloi
Et autres noms composés
Où des vies s'animent que je ne connaîtrais jamais. )

Cet été là j'avais mis
La vie dans un panier au couvercle soudé
Dehors les bombes pleuvaient
Les gens criaient
Les gens mourraient
Et moi je continuais à laver des verres
(comme si de rien n'était)


J'aurai aimé que cet été revête un sens mystique
Qu'il soit une allégorie du temps qui passe
Et que chaque instant soit digne d'un huis-clos tragique
Il n'en fut rien
C'était simplement la fin de l'adolescence
Je regardais dans le miroir mon corps de presque-femme
Tandis que l'été se terminait.

 

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Commentaires
C
Doux jésus Julie celui ci est magnifique
Répondre
R
Je n'avais pas lu de tes textes depuis bien longtemps, et je reviens ici par hasard - la poésie te réussit !
Répondre
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