Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La valse aux adieux
20 août 2015

Partir

Tu as eu sept ans hier, et tu portais une jolie robe, un diadème de princesse et des chaussures de fée. Tu avais été joliment maquillée, et tes longs cheveux savamment domptés ondulaient le long de tes petites épaules. Ta maman t'avait installé sur la plus haute des chaises et, de là haut, tu nous observais, hautaine comme une vraie reine et heureuse comme toutes les petites filles qui fêtent leur anniversaire.

Sur la table, un énorme gâteau acheté à Auchan, et, dispersés dans une multitudes de petites assiettes en carton, des bonbons de toutes les couleurs.
Autour, affairées autour de leurs assiettes bientôt remplies de gâteau, buvant goûlument du jus d'orange et des boissons énergétiques, tes voisines, les amies de ta maman, elles aussi en robes et belles comme à un mariage. Elles portent sur leurs genoux leurs bébés à qui elles donnent chacune des petits bouts de gâteaux qui, pour la plupart, tombent presque inévitablement et instantanément sur leurs beaux habits de fête. 
Il y a aussi tes copines, assises près de toi, fières d'avoir été choisies pour participer à la fête, ainsi que d'autres enfants qui passent par la baie vitrée pour venir manger quelques bonbons.
Au dessus de ta tête, ta maman a accroché des ballons, et un panneau qui dit " Joyeux anniversaire !". Installée confortablement sur ta chaise en hauteur, tu portes à tour de rôle tes deux petites soeurs sur les genoux.
Alors, on éteint les lumières et on allume les bougies, et toutes commencent à chanter pour toi dans ta langue natale: "Shume Urime per ty, shume urime per ty, shume urime per Ajna... !". On chante aussi en français, et c'est moi qui commence car elles ont peur de se tromper. 
Je me laisse bercer tout au long de ta fête d'anniversaire par la jolie langue albanaise, comme une berceuse dont je me réveille parfois lorsque l'une de vous rit trop fort ou que l'un des bébés se met à pleurer.

Puis je vais parler avec ta maman, fatiguée mais heureuse avec sa belle robe noire et ses cheveux qu'elle vient de teindre d'un blond très clair, pour la remercier de m'avoir invité et lui dire que je trouve que c'est une très belle fête d'anniversaire.
Elle me dit: "C'est la dernière fête qu'on pourra faire ici alors je voulais qu'Ajna soit heureuse".

Parce que tu vas partir, petite Ajna, et que tu ne sais même pas encore où. Parce qu'autour de la table où nous faisions la fête, il y avait aussi trois lits, la télévision, l'évier et tous les placards. Parce que vous vivez à cinq dans vingt mètre carrés. Parce que le premier septembre, le jour de la rentrée pour les enfants de ton âge, il y aura sans doute cette lettre impitoyable qui arrivera et qui vous dira que vous ne pouvez pas rester ici. Parce que tu devras quitter tes copines, ranger tes affaires dans une petite valise et partir, toi, la petite fille à qui j'ai appris l'alphabet, toi, la petite fille qui râlait toujours quand j'oubliais d'amener les crayons de couleurs que tu voulais. 
Parce que c'est le troisième anniversaire que tu fêtes ici et pas à Tirana, parce que tous les gens autour de la table où nous mangions le gâteau reçevront eux aussi cette lettre qui leur annoncera peut-être qu'ils sont maintenant indésirables, illégaux, et qu'ils doivent partir, parce que cela fait presque deux ans qu'ils n'ont pas vu leur famille, parce qu'ils n'ont plus rien et qu'on leur enlève les dernières miettes qu'il leur restait, parce qu'à la table il y avait cette femme et ses deux bébés qui venait d'apprendre qu'elle devait partir, sans qu'on lui dise où, sans qu'on lui dise comment, parce que je me rappelle de cette semaine où, pour cette raison, des amis de ta maman et leurs enfants étaient venus dormir chez moi, parce que c'était sans doute la dernière fois que je te voyais et que toi, comme toutes les petites filles de sept ans, tu ne comprenais pas pourquoi j'étais triste. Parce qu'on vous chasse de la France et que moi j'en pars par plaisir, par privilège. Parce que ma définition du voyage n'est sans doute pas la même que la vôtre.

Et pour tout ça, tu méritais d'avoir la plus belle fête d'anniversaire du monde, avec une table pleines de bonbons, des ballons accrochés au plafond, et tes petites soeurs sur les genoux.

 


josef-koudelka-praga-agosto-1968

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Publicité