Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La valse aux adieux
19 décembre 2011

Une histoire de famille.

J'en ai souvent voulu à ma grand-mère d'être ce qu'elle était. Une femme de la campagne, qui n'avait jamais fait d'études, qui n'avait jamais travaillé. Qui croyait en tout ce qu'elle pouvait -- Dieu, le feng-shui, le karma, les tupper-wares, les gadgets à 2 euros, la sorcellerie, les ondes positives, les anges rebels, la Vierge Marie, le petit Jésus, Boudha, les vertus des plantes, la publicité, la voyance- parce que depuis trop longtemps elle avait perdu tout espoir de ne jamais croire en elle, et surtout parce qu'à défaut de savoir, il était plus facile de croire.


Elle écoutait Chantal Goya en chantant faux. Elle cuisinait des plats trop gras et trop salés pour son mari-mon grand-père, un homme dont les seuls sujets de conversation tournait invariablement autour des champignons et des loups- qui, comme elle, devenait de jour en jour plus gros, rond comme une boule. Elle lisait des romans d'amour où le premier amour est toujours le dernier.
Elle n'avait aucun avis sur rien et trouvait la politique trop compliquée. Souvent elle racontait sa vie. Parlait de mon arrière-grand-mère, une femme qui n'avait jamais "été tendre" avec elle. De la fois où celle-ci l'avait obligée à égorger une poule, à l'âge de dix ans. Des longues journées à crever de faim avec mon grand-père, parce qu'il n'y avait plus rien à manger dans le potager.
J'ai grandi avec une grand-mère plutôt jeune, puisqu'elle avait eu mon père à l'âge de dix-sept ans. Malgré cela, nous n'avons jamais réussi à nous comprendre. Petite fille, je l'aimais bien. Elle me laissait faire ce que je voulais, manger des bonbons et marcher pied-nus, ce que mon autre grand-mère ne me permettait jamais. Et surtout, elle avait une très grande maison dans la forêt - mon grand-père était garde-forestier à l'époque et c'était son logement de fonction-, avec de très grands sapins qui nous servait de cabane, un grenier où nous dormions avec mes deux frères, et d'énormes rochers que nous pouvions escalader. Je me rappelerais toujours de leur maison de Fontaineblau, car c'est là bas que j'ai certains de mes plus beaux souvenirs d'enfance.
J'étais, à cette époque, un vrai garçon manqué. J'avais les cheveux courts, je portais les habits de mes frères et jouais au foot et à la bagarre.
Mais ma grand-mère, à chacun de mes anniversaire, n'a eu de cesse de m'offrir des poupées barbies, accompagnées parfois de cartes postales barbies. Peut-être se figurait-elle qu'ainsi, je deviendrais une véritable petite fille. Peut-être encore m'offrait-elle ce qu'elle n'avait jamais pu avoir. Je n'en sais rien. Toujours est-il que ma mère me défendit de dire quoi que ce soit ou de me plaindre, parce que ça partait d'un bon sentiment. Pendant de nombreuses années, je reçu ses barbies et ses cartes truffées de fautes. Les barbies finissaient, après que je leur eut coupés les cheveux aux ciseaux, au fond de mon placard.

Mes grands-parents possédaient en plus de leur logement de fonction une vieille ferme de famille près de la Souterraine. Nous y passions souvent l'été avec des amis. Le matin j'allais chercher à la ferme d'à côté le lait et les oeufs. Le voisin était apiculteur et nous donnait parfois du miel de ses abeilles. Tout semblait désuet, d'un autre temps. Il y avait une très grande grange pleine à craquer de vieux livres, d'habits grignotés par les souris, de canapés abîmés et d'autres bricoles que ma grand-mère avait ramené de foires et de vides-greniers et qui finissaient invariablement à atterir dans son propre grenier lorsque sa maison ne pouvait plus les contenir.
J'ai de bons souvenirs de ces étés-là. Nous allions dans la forêt pêcher des truites et construire des maisons pour les lutins. Nous enlevions les ronces et les mauvaises herbes du "chateau" (en réalité, l'ancienne porcherie qui était devenue notre QG).
Ma grand-mère nous laissait tout faire. Nous en profitions amplement. Nous étions des enfants. Elle n'haussait jamais la voix. Elle acceptait tout. Elle avait peur de nous perdre.

Et puis j'ai grandi. Je suis devenue critique. Critique de son mysticisme et de ses croyances ridicules, de ses danses paysannes qu'elle pratiquait avec ses amies, de son goût pour les choses inutiles -les gadgets que vous vendent ces messieurs, hurlant sur la place du marché que cette machine à plier votre linge manque depuis trop longtemps à votre vie-, des mélanges religieux qu'elle pratiquait volontiers, mélangeant dans la même pièce le petit Jésus sur sa croix à une statue de Boudha, critique aussi de son manque d'opinion et de culture, et enfin et surtout critique de sa façon de tout pardonner à tout le monde et de ne jamais s'emporter. Cela ne la rendait pas heureuse mais triste, et j'aurai aimé qu'elle crie pour se libérer. Car je crois qu'au fond, elle a toujours tout subi. Mon père a souvent eu peur qu'elle se fasse un jour enrôler dans une secte. Elle était la candidate parfaite. Crédule, triste, elle aurait facilement succombée à la voix d'un chef qui lui aurait dit qu'elle valait mieux que cela.
Je lui en ai voulu parce qu'elle me renvoyait soudain à la figure quelque chose que je ne voulais pas voir et que je n'avais peut-être jusqu'alors jamais vu. Une certaine forme de misère humaine.
Elle ne connaissait rien. Venait d'une autre époque. Pensait que j'aimais Lorie et Alizée alors que j'avais quinze ans. Ne savait rien de la guerre en Irak. Avait vaguement entendu parler de Voltaire. Elle était avide d'idées reçues qui lui éviterait de penser par elle-même. Lorsqu'on lui demandait son avis sur quelque chose, elle répondait invariablement "Oh, tu sais, moi...", sans se donner la peine de finir la phrase, comme si cela ne la concernait en rien. Alors je ne lui demandais plus son avis. Je ne savais plus quoi lui dire. J'étais mal à l'aise car j'étais devenue incapable de lui parler d'autre chose que du temps ou de sa cuisine. Elle n'avait rien en commun, ni avec moi ni avec le reste de ma famille. Cela me rendait triste pour mon père. Même lui semblait ne rien avoir en commun avec ses propres parents.

J'appréhendais les quelques fois où nous devions aller les voir. Rien que le fait qu'elle me prenne dans ses bras, ou qu'elle m'embrasse sur la joue en faisant du bruit me répugnait. Et à côté de ça, il y avait bien sur un très fort sentiment de culpabilité. Je me détestais d'être comme ça avec mes propres grands-parents, qui faisaient tout pour nous faire plaisir.
Je me haïssais, car je n'avais pas envie de devenir l'une de ces personnes pédantes qui se sentent supérieures par leur culture. Je ne sais quel sentiment était le plus fort, entre le dégoût qu'eux et leur vie m'inspirait et la haine que j'avais contre moi.
Peut-être le mot de "dégoût" est erroné. Il me semble que c'était plutôt de la peur, ou une très grande tristesse. La vie qu'ils menaient me faisait peur. J'avais peur de devenir comme eux un jour, peur de ce qu'ils étaient. Et j'étais triste, parce que j'avais toujours pu voyager, que j'étais allée dans des musées, à l'école, que mes parents étaient là pour moi. Et que eux ils n'avaient jamais eu tout ça.
Je m'en veux souvent aussi, de leur avoir toujours préféré mes grands-parents maternels.

Mon grand-père a pris sa retraite. Il ont dû quitter leur logement de fonction, et habitent dans l'ancienne ferme familiale. Ils ont entrepris des travaux, ont des dettes énormes, l'hivers il fait trop froid et il y a des fuites d'eaux.
Ma grand-mère a redécoré la maison. Il y a des papillons roses accrochés au mur, des petits Jésus et des angelots suspendus, TF1 en bruit de fond.
Je les vois très rarement. Je m'en veux. Je m'en veux de n'être toujours pas capable de leur parler normalement. Je m'en veux d'être totalement incapable de dépasser cette foutue barrière sociale qui me bloque. De les accepter sans les juger. De prendre les bons côtés. Je m'en veux.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
P
Magnifique texte !
Répondre
Publicité
Archives
Publicité